L’ingénierie anticipe l’écologie de demain
Comment les métiers de l’ingénierie, à la base de nos infrastructures et très techniques, ont amorcé leur transition et leur virage vers l’écologie ? Nous avons rencontré Yves Metz, président depuis seize ans d’Ingérop.
Propos recueillis par Mathilde Cristiani
Ce groupe français d’ingénierie et de conseil indépendant, spécialisé dans les métiers de la construction, s’est positionné sur les enjeux de mobilité durable, de transition énergétique et de cadre de vie. Yves Metz est également vice-président du syndicat Syntec Ingénierie, en charge de la construction et de l’international.
Des fonctions idéales pour aborder les transformations du secteur avec une vision holistique. Et ce qu’il voit, c’est que cette intégration du Vivant au sein de chaque projet nécessite des engagements forts et de la pédagogie, au niveau collectif comme individuel, aussi bien vis-à-vis de ses mandataires que de ses collaborateurs. Entretien.
Pouvez-vous nous présenter rapidement le groupe Ingérop et les secteurs sur lesquels il est spécialisé ?
Nous sommes une entreprise d’ingénierie et de conseil dans le secteur de la construction. Nous couvrons l’ensemble des secteurs d’activité : bâtiment, énergie, industrie, infrastructures, eau, mobilité, ville. L’une de nos caractéristiques est que l’entreprise est indépendante depuis 2001, le capital appartient aux cadres de la société, ce qui donne une réelle liberté à nos actions.
L’autre chose est que nous sommes actifs sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’amont à la maîtrise d’œuvre, des concepts à la réalisation. Nous accompagnons les décideurs publics ou privés dans leurs investissements, dans la faisabilité, les grands enjeux, les grandes variantes, et pour produire les études les plus détaillées possible avant que l’entreprise ne construise.
Nous sommes également présents, et c’est le cœur de notre métier, sur la plupart des disciplines techniques que l’on peut imaginer pour concevoir un bâtiment, une infrastructure : nous avons des collaborateurs qui savent calculer de la structure, qui maîtrisent la géotechnique, les courants forts / faibles en électricité, la climatisation, la ventilation, la cybersécurité, des spécialistes en certification environnementale, en biodiversité, des écologues (plus d’une quarantaine à ce jour).
Et quand nous avons besoin d’un spécialiste par rapport à une problématique locale, nous nous associons pour compléter les compétences en interne. Pour les chiffres, nous comptons aujourd’hui près de 3 300 personnes, avec une activité aux deux tiers en France et un tiers à l’international. Nous devrions réaliser environ 450 millions d’euros de chiffre d’affaires cette année, en forte croissance, puisque nous avions enregistré 387 millions en 2023.
Vos activités font que vous êtes présents sur l’ensemble du territoire, sur tous les secteurs qui permettent le vivre-ensemble, l’accès aux services, à la mobilité. Certains sont-ils plus avancés que d’autres au niveau de l’intégration des enjeux liés à la transition écologique et énergétique ?
Tous ces secteurs sont impactés et connaissent actuellement une profonde mutation. Les métiers de l’ingénierie de façon générale répondent à tous les grands enjeux des transitions : nous sommes au cœur de l’ensemble des nouvelles problématiques. Nous avons donc une responsabilité, de sensibilisation, d’accompagnement à la transformation.
Lorsque l’on s’attelle à un projet, la phase initiale consiste à produire des études assez globales, que l’on appelle des études de faisabilité, préliminaires. Suivent d’autres études d’avant-projet sommaires, puis d’autres plus détaillées… Étape par étape nous réévaluons le projet, pour le rendre à chaque fois plus vertueux, en prenant soin de pro- poser des moyens de résoudre les problématiques carbone identifiées. Évidemment, notre limite est celle des choix faits par nos clients, mais ceux- ci y sont de plus en plus sensibles et véritablement en attente.
Quelle est la part d’opérations dites vertes dans le CA de l’entreprise ?
Cela dépend ce que l’on entend par vert. S’il s’agit des opérations éligibles à la taxonomie européenne, cet outil de classification permettant aux acteurs financiers de cibler des entreprises ayant une activité dite durable, elles le sont quasiment toutes, parce que tous les projets sur lesquels nous travaillons sont des projets de bâtiments publics éligibles (un hôpital, un musée, de l’immobilier de bureaux public, des métros, des activités portuaires…).
Après, est-ce que nous sommes alignés, et tout à fait conformes à l’un des 6 critères d’alignement sans détériorer les 5 autres, c’est justement notre métier. Nous avons pour mission de faire en sorte qu’une route par exemple, pour laquelle nous avons été mandatés soit conçue et puisse être exploitée durablement. Sachant que son exploitation ensuite ne nous appartient pas.
Il faut savoir que l’empreinte carbone finale d’un bâtiment, d’une infrastructure, se joue en grande partie dès les stades de conception : 50 % des choix faits au tout début sont irréversibles dès les phases d’avant-projet. C’est-à-dire qu’une fois que l’on a décidé du tracé d’une route, ou de la localisation d’un bâtiment, avec certaines caractéristiques, nous figeons des choix, sur les matériaux, sur un équilibre entre l’extraction et la réutilisation de terre en remblai…
Avez-vous mis en place des indicateurs d’impact valables pour chaque projet ?
L’un des grands enjeux de nos métiers pour être à la hauteur est de concevoir avec une ingénierie responsable, dotée d’outils pertinents, avec des gens formés. Et je parle pour l’ensemble de la profession. Nous avons ainsi lancé en 2019, au sein de notre syndicat professionnel Syntec Ingénierie, une Charte de l’ingénierie pour le Climat, signée par 130 adhérents qui s’en- gage sur 3 grandes directions.
La première est d’être exemplaire dans sa propre empreinte carbone. Nous avons ainsi pris des engagements en scope 3 de diminuer de 35 % notre empreinte carbone entre 2019 et 2027, nous en sommes à environ 28 %.
« Pour l’ensemble de la profession nous avons pris des engagements en scope 3 de diminuer de 35 % notre empreinte carbone entre 2019 et 2027, nous en sommes à environ 28 %. »
Cela fait partie de l’un de nos engagements de notre Vision 2027. La seconde vise à diminuer l’impact des projets sur le climat et l’environnement. Nous sommes dans un ordre de grandeur de 1 à 100. L’impact des projets – sur la construction et leur exploitation sur par exemple 50 ans – est cent fois plus important que l’impact propre d’une société d’ingénierie.
Le troisième critère est sociétal : chaque entreprise s’est engagée à prendre en compte l’avis de ses équipes sur l’éthique, l’aspect vertueux d’un projet, l’envie d’aller plus loin… Cela nous a ainsi permis de favoriser le développement d’outils très innovants par des collaborateurs, comme InfraCost, certifié par l’association Bilan Carbone en 2022, et qui permet de suivre l’évolution de l’impact carbone de nos projets.
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Voyez-vous une tendance vers des projets plus écosystémiques et holistiques, prenant en compte autant l’environnement que l’humain ?
Ce que je peux dire c’est que tous nos projets ont des dimensions écologiques et sociétales. Évidemment nos clients veulent plus ou moins s’y attarder mais nous proposons à chaque fois d’aller plus loin.
C’est peut-être mercantile parce que cela nous permet de vendre des services supplémentaires, mais c’est aussi une conviction : nos clients le demandent, nos collaborateurs également, on recrute chaque année quelques centaines de personnes qui ont des attentes et qui voient bien que nous menons des actions concrètes, des outils que l’on développe, une filiale mise en place, des projets sur lesquels nous avons eu des prix… Nous avons des indicateurs qui le montrent.
Comment passer encore plus à l’échelle ?
Les choses se feront progressivement. Il ne faut pas être trop ambitieux. Je crois à la valeur de l’exemple, mis en avant par un prix, une communication, une politique d’action gouvernementale qui soutient telle filière… Il faut de la planification écologique globale.
Car si chaque filière veut utiliser la biomasse au maximum, il sera impossible de satisfaire toutes les ambitions. Il y a déjà eu des volontés avec les gouvernements successifs, notamment avec le Secrétariat Général à la Planification Écologique (SGPE) par exemple, pour tenter de coordonner l’ensemble des filières.
« Les choses se feront progressivement. Je crois à la valeur de l’exemple, mis en avant par un prix, une communication, une politique d’action gouvernementale… Il faut de la planification écologique globale. »
Je pense que nous avons de tout cela : des actions coordonnées au niveau de l’État et par des collectivités engagées, des initiatives lancées par des acteurs industriels, et des acteurs comme nous, qui avons la vision transversale publique et privée sur tous les secteurs.
C’est ainsi que l’on avancera collectivement. Notre syndicat professionnel Syntec ingénierie est engagé depuis des années sur ce chemin, avec la mise en place d’une vision collective autour d’un avenir durable, avec différents groupes de travail, collectifs. Il ne faut enfin pas minimiser l’impact du normatif, avec la CSRD, le reporting extra-financier qui oblige à faire part de ses actions, même si cela ne sera pas suffisant sans convictions.
Est-ce que les extrêmes climatiques, qui s’accélèrent, ne renforcent pas également le sentiment d’urgence en mettant le focus sur des infrastructures pas forcément adaptées au changement climatique et au respect du vivant ?
En effet, tout cela devient une réalité dans le quotidien, les maisons fissurées, les rétractations de sol, les gonflements d’argile, les assurances qui coûtent plus cher… Même les derniers grincheux vont bien de- voir admettre que cela n’arrive pas comme ça inopinément. Nous le vivons au quotidien. Nous avons une croissance à deux chiffres de notre activité depuis 2020, entre +10 et +25 % chaque année. Nous n’avions jamais eu ça historiquement. Il y a un peu de croissance externe à hauteur de 25-30 %.
Mais plus des 2/3 (NDLR : le complément à 100 de 25-30) sont de la croissance organique, avec de nombreuses de- mandes d’adaptation, ou des projets qui permettent d’atténuer l’impact d’une infrastructure sur son environnement. Nous n’avons jamais embauché autant de personnes. Cette année en 9 mois nous avons recruté autant que l’année dernière en 1 an, qui était également l’année où l’on avait le plus attiré de nouveaux entrants: 340 personnes rien qu’en France. Soit 15 % des effectifs.
Et il en est de même chez vos concurrents ?
En France, nos grands concurrents sont 3 ou 4 fois plus grands que nous, avec 60-70 % de leur activité au niveau mondial quand nous sommes à 70 % en France. Je pense à EGIS, Systra mais aussi à Artelia et Setec, qui sont eux aussi 100 % privées comme nous. Et oui, nous constatons un verdissement général des ingénieries.
Par exemple la commission développement durable du syndicat professionnel est présidée par une personne d’EGIS. Le président de Syntec Ingénierie est le président de Setec. Nous avons tous signé la charte pour l’écologie, demain sûrement pour la biodiversité. C’est notre métier, et nous avons la conviction que l’ingénierie apporte des solutions à de nombreux besoins de transformation énergétique ou écologique.
Quels sont les grands défis que vous voyez devant vous ?
Le grand défi est celui de l’argent. Cela coûte de faire tout ça et il faut que quelqu’un paye. Il faudrait véritablement penser à de nouveaux modèles financiers, comme par exemple, pour les villes, récupérer une partie de la plus-value de toutes les vieilles maisons qui étaient le long d’un axe et qui voient leur valeur nettement augmenter parce qu’on y met un tramway, un environnement agréable… Ce sujet doit vite venir sur le devant de la scène si l’on veut contribuer à aller encore plus vite demain !
Retrouvez l’article en intégralité dans le numéro 62 de Décisions Durables, disponible sur l’application mobile.
Crédit photo de couverture : DR
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