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Belles de bitume, la revanche des herbes folles
Société

Belles de bitume, la revanche des herbes folles

19 Août 2025

Frédérique Soulard est conteuse et petite-fille d’herboriste. Par amour des plantes, elle a créé Belles de Bitume, des promenades urbaines à la découverte des herbes dites folles, de leurs noms et de leurs histoires. Poésie du vivant sur un bout de trottoir.

Reportage de Réjane Éreau

« Dans mon quartier de Chantenay, à Nantes, un botaniste lettré, aussi savant qu’anonyme, a redonné leurs noms aux herbes sauvages des rues. » C’est par ces quelques mots, postés il y a quelques années sur les réseaux sociaux, que le buzz autour de Belles de Bitume a commencé.

Frédérique Soulard est la fondatrice de Belles de Bitume. Crédit photo : Réjane Éreau

Pour Frédérique Soulard, conteuse depuis près de 35 ans, c’est la reconnaissance d’un engagement au service du vivant. « J’ai été contactée par des médias régionaux, puis nationaux et internationaux », s’amuse-t-elle. Très vite, la ville de Nantes lui apporte son soutien. Petit à petit, d’autres lieux lui demandent de venir écrire le nom des plantes sur leur territoire.

Un lien d’émerveillement et de proximité

Épaux-Bézu, dans l’Aisne, un dimanche après-midi. Ils sont une quarantaine à être venus écouter la leçon de botanique un brin particulière de Frédérique Soulard. « Ce qui m’intéresse », souligne-t-elle, « ce sont les adventices, c’est-à-dire les plantes qui arrivent sans qu’on leur ait demandé. Généralement, on les appelle les mauvaises herbes ou les herbes folles. Graines portées par le vent ou par les semelles de nos chaussures, elles germent le long des trottoirs, dans les fissures des murs, sur les chemins, dans les champs de blé… »

Ce qu’elle écrit sur le sol, à l’aide d’une peinture blanche qui disparaît au bout de quelques semaines, ce sont leurs noms vernaculaires, c’est-à-dire « populaires», plutôt que latins, car ils racontent une histoire. « Par exemple, le pissenlit s’appelle ainsi car il fait faire pipi au lit », indique-t-elle ; « il est diurétique ! Ce sont des noms parlants, qui ouvrent en poésie. »

Écrire le nom des plantes sur le trottoir. Crédit photo : Réjane Éreau

Armés de loupes de botanistes, les participants se penchent sur les différentes espèces qui poussent, discrètes ou hirsutes, à un endroit ou à un autre. Par ici, du lierre terrestre, « qui peut se manger en condiment ; c’est la même famille que la menthe ». Par là, une grande passerage ou une potentille rampante… « Belles de Bitume, c’est d’abord une rencontre entre soi et son territoire », expose Frédérique Soulard. « À partir du moment où l’on remarque les plantes qui nous entourent et où l’on apprend à connaître leurs noms, on s’approprie l’espace. Sinon, c’est comme si nous traversions notre ville en étrangers ! »

Les mauvaises herbes ne sont plus ces indésirables qu’il faut éliminer parce qu’elles donnent une image négligée du quartier. Ce sont des voisines, des cohabitantes. « Écrire leurs noms, c’est leur dire : je te reconnais, je te salue, je te remercie d’être là, je te trouve plutôt jolie », estime Frédérique Soulard. « Cela devient un voyage. On se dit : oh ce laiteron, qu’est-ce qu’il a poussé depuis la semaine dernière ! J’y vois une triangulaire : les plantes, les noms, les gens. Tout cela circule. Avec mon pinceau blanc, je souligne la vie qui est là. La ville se transforme en un territoire vivant, habité, partagé. »

Un rapport sensible aux plantes

Pour Frédérique Soulard, tout commence lors d’un bout d’enfance à Madagascar. « J’étais amoureuse de l’arbre juste à côté de la maison », raconte-t-elle. « C’était une relation secrète car dans ma famille, ce n’était pas moi qui étais censée m’intéresser aux plantes. Ma grand-mère était herboriste, elle avait passé son diplôme en 1939, deux ans avant que le régime du Maréchal Pétain le supprime. J’ai encore son carnet d’herboriste écrit à la plume de ronde, ainsi que son diplôme. »

« À partir du moment où l’on remarque les plantes qui nous entourent et où l’on apprend à connaître leurs noms, on s’approprie l’espace. Sinon, c’est comme si nous traversions notre ville en étrangers ! »

Frédérique Soulard, conteuse et fondatrice de Belles de Bitume

Dans les années 1980, la jeune femme travaille pendant dix ans, avec ses deux sœurs, dans l’herboristerie familiale. « Il y avait quatre cents plantes dans l’herboristerie, mais j’avais une façon particulière de les aborder », se souvient-elle.

« Par exemple, j’ouvrais le tiroir d’aspérule, j’en touchais la feuille, j’en humais le parfum. J’adorais aussi mettre la main dans le buis ou dans les fleurs mauves de bruyère. J’ouvrais les tiroirs et j’essayais, les yeux fermés, de reconnaître à l’odeur de quelle plante il s’agissait. Aujourd’hui, il ne s’agit pas pour moi de soigner avec des plantes ni de donner des conseils aux gens à leur sujet, mais de leur transmettre ma relation sensible avec elles. »

Passée par Paris pour son école de théâtre, Frédérique Soulard a ensuite vécu dix ans en Ardèche, perchée en haut d’une colline, avant de revenir sur ses terres nantaises. « En Ardèche, j’étais devenue hypersensible. Lorsque je marchais en forêt, j’entendais la musique des arbres, la stridence des épineux… Quand je suis rentrée à Nantes, dans les années 2000, j’ai trouvé que la ville était envahie par le goudron et les voitures, et qu’il faudrait y planter de l’herbe ! C’est ainsi que l’idée de Belles de Bitume a fait son chemin dans ma tête. Où que je sois, si j’ouvre mon attention, si je porte le bon regard, je vois la vie qui vibre. »

Promenade contée dans le jardin de Lizières, à Épaux-Bézu, dans l’Aisne. Crédit photo : Réjane Éreau

Frédérique Soulard aime pointer le risque d’amnésie environnementale : « Lorsque je marche dans un champ », explique-t- elle, « je me souviens du nombre énorme de fleurs qui y poussaient et de sauterelles qui y bondissaient lorsque j’étais enfant. Aujourd’hui, elles sont à peine une dizaine !

Pour les enfants qui naissent aujourd’hui, cette dizaine sera leur point de départ, leur référence. Ils n’auront pas en mémoire qu’un jour, elles ont été bien plus nombreuses – et que leur variété était plus étendue. Les bleuets, par exemple, sont devenus rares. Et ma fille ne sait pas qu’à l’est de Nantes, il y avait autrefois des maraîchers – aujourd’hui remplacés par des immeubles. Elle ne sait pas que les sons de la ville, dans mon adolescence, étaient différents. De génération en génération, on oublie. »

La créativité du vivant

Lorsque Frédérique Soulard a présenté Belles de Bitume à Aubervilliers, à proximité de Paris, elle n’a trouvé sur les trottoirs que cinq espèces d’adventices. « Et dans le Marais, au centre de la capitale, il n’y avait carrément aucune herbe folle ! » a-t-elle constaté. Pourtant, depuis la Loi Labbé du 1er janvier 2017, les collectivités territoriales ont interdiction d’utiliser des pesticides chimiques dans l’entretien des espaces publics.

« Peut-être viennent-ils avec une pipette pour mettre du ciment dans les moindres interstices, pour qu’aucune graine ne s’y loge ! » conjecture-t-elle. « On aime les fleurs d’ornement, mais on arrache celles qui poussent d’elles-mêmes, là où on ne l’a pas décidé. On reste dans une volonté de maîtrise de l’environnement. »

« On aime les fleurs d’ornement, mais on arrache celles qui poussent d’elles-mêmes, là où on ne l’a pas décidé. On reste dans une volonté de maîtrise de l’environnement. »

Frédérique Soulard, conteuse et fondatrice de Belles de Bitume

Pour rendre les herbes folles plus familières, Frédérique Soulard propose à ses spectateurs des leçons de botanique mimée. « Un peu, beaucoup, passionnément, les astéracées sont ces fleurs dont les pétales forment comme un soleil », enseigne-t-elle.

« Parmi elles : le cosmos, la pâquerette, la camomille, le tournesol ou la marguerite. » Quant aux lamiacées, longtemps appelées aussi labiées, elles ont leurs fleurs « un peu retroussées, comme des lèvres», dit-elle en mimant la forme avec sa bouche.

« On y trouve la menthe, la sauge, la marjolaine, la mélisse, le basilic… » Le nom des polygonacées, lui, signifie « nombreux genoux » en grec, en référence aux multiples nœuds de leurs tiges ; on y trouve le sarrasin, l’oseille ou la rhubarbe. « Celle- ci », poursuit Frédérique Soulard en désignant une petite fleur jaune perchée au bout d’une longue tige verte, « c’est une chélidoine. Je crois que c’est de la famille des papavéracées, comme les pavots. Elle a un jus jaune, que l’on peut mettre sur ses verrues pour les faire disparaître. »

Frédérique Soulard livre une leçon de botanique mimée. Crédit photo : Réjane Éreau

À côté de la chélidoine, un séneçon. « Ce qui est beau, dans le nom des plantes, c’est qu’il porte une histoire », insiste-t-elle. « Le terme de séneçon fait référence à la sénescence, parce qu’une fois sa fleur fécondée, elle fera des petites graines portées par une ailette blanche, comme des cheveux blancs. »

Histoire après histoire, c’est une conscience de l’extraordinaire diversité du vivant que la conteuse nourrit. « Un jour à Paris, j’ai fait découvrir à un homme d’une cinquantaine d’années une ruine de Rome – une petite fleur mauve – qui poussait dans un mur près de chez lui », raconte-t-elle.

« Il s’est exclamé : comme elle est belle ! La semaine précédente, il ne l’aurait jamais remarquée ! Je ne comprends pas comment, à un moment donné de notre histoire d’humains, nous avons perdu le contact avec cette vie qui s’exprime, qui vibre. Parce que nous avons des neurones, nous avons l’impression d’être les rois du monde. Mais l’univers des plantes est incroyable ! Une orchidée nommée Orchis apis, par exemple, possède une sorte de bec qui ressemble à une abeille ; pour se faire polliniser, elle produit une odeur d’abeille pour les attirer. Quelle intelligence ! »

Des bienfaits sociétaux

Les plantes sont là, discrètes et diverses, au pas de nos portes. Quel temps prenons-nous pour les remarquer, pour les saluer, pour reconnaître en elles la magie et le mouvement de la vie ? Dans son livre Naturel, paru aux éditions du Seuil, la scientifique britannique Kathy Willis explique combien son regard sur les plantes, d’abord technique, est devenu sensible. « À l’origine, j’ai une formation de paléo-écologue », explique-t-elle.

« Cela signifie qu’au début je ne m’intéressais qu’à l’étude des plantes mortes depuis belle lurette. Ma relation professionnelle avec les plantes s’est approfondie quand j’ai fondé et dirigé l’Institut de biodiversité de l’université d’Oxford. Les sciences ont permis de démontrer qu’il fallait mener une politique visant à protéger l’incroyable biodiversité terrestre. Et pourtant, mes échanges quotidiens avec des plantes n’ont pas, alors, augmenté de façon significative.

Tout a changé lorsque j’ai été détachée d’Oxford pour devenir directrice scientifique des Jardins botaniques royaux de Kew, à Londres. Durant cinq ans, j’ai été entourée de plantes vivantes. Une seule pause déjeuner me suffisait pour parcourir la végétation du monde entier. Ces échanges quotidiens avec les plantes ont modifié ma façon de les considérer. »

Le pissenlit, une adventice diurétique ! Crédit photo : Réjane Éreau

Au fil du temps, la scientifique remarque que ces promenades dans les jardins à l’heure du déjeuner la rendent « plus heureuse, plus calme » et « la tête plus claire ». « Cela générait en moi un profond sentiment de bien-être », insiste-t-elle, qu’une promenade dans les rues « pendant le même laps de temps » ne lui procure pas.

La découverte d’une étude publiée en 1984 dans la revue Science lui confirme « les bienfaits sociétaux des plantes » : celle-ci révèle en effet que « parmi des patients qui venaient d’être opérés de la vésicule biliaire, ceux qui voyaient des arbres par la fenêtre de leur chambre d’hôpital guérissaient plus vite que ceux dont les fenêtres donnaient sur des murs en brique », détaille Kathy Willis.

« Ils profitaient également d’un meilleur confort postopératoire et n’avaient pas besoin d’autant de médicaments antidouleur. » Et l’étude de conclure que « la simple vue des plantes peut avoir un impact positif direct sur la santé des patients ».

« Notre affinité intrinsèque avec la nature est une caractéristique profonde et une contribution essentielle à la santé, à la productivité et au bien-être de l’humanité. »

Kathy Willis, scientifique britannique

Pour la scientifique, c’est une révolution intérieure : les plantes peuvent avoir un effet positif sur la santé, non pas seulement par les modifications ou les altérations qu’elles apportent à un environnement, mais par l’expérience que nous faisons d’elles à travers nos sens.

« Plus je me suis plongée dans ce travail, plus j’ai trouvé d’études démontrant que, pour certaines plantes, les voir, les sentir, les entendre et même les toucher, peut déclencher en nous des changements positifs mesurables (et parfois durables), tant dans notre santé mentale que physique », indique-t-elle.

Belles de Bitume est peut-être juste une once de poésie dans le flot de la ville, mais c’est aussi une façon d’ouvrir et de cultiver notre rapport au monde. De quelle conscience et de quelle amitié souhaitons-nous l’habiter ?

« Edward O. Wilson, l’éminent professeur d’écologie de Harvard, a suggéré dans son ouvrage Biophilie que notre affinité intrinsèque avec la nature est une caractéristique profonde et une contribution essentielle à la santé, à la productivité et au bien-être de l’humanité », conclut Kathy Willis. « D’après lui, nous avons besoin de préserver et de requinquer la nature, non seulement pour les avantages matériels que cela peut apporter mais aussi pour l’influence positive de certains aspects sur notre bien-être. »

Crédit photo de couverture : Réjane Éreau

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